LES EN-DEHORS, Anarchistes individualistes et illégalistes de la Belle Époque



De Anne Steiner

Aux Éditions l’Échappée

Anne Steiner, maître de conférences au département de sociologie de l'université de Nanterre, travaille sur le mouvement anarchiste individualiste. Elle est l'autrice, avec Loïc Debraye, de RAF, Guérilla urbaine en Europe occidentale, paru aux Éditions l’Échappée.


Fallait-il, ainsi que le fit Anne Steiner, aborder Les En-dehors avec la voix de Rirette Maîtrejean ? Fallait-il se contenter d’une seule voix ?
Ce sont des questions légitimes, même si le choix de l’autrice de Les En-dehors, Anarchistes individualistes et illégalistes de la Belle Époque, semble tout aussi légitime. Pourquoi effectivement ne pas raconter l’histoire de ce groupe d’anarchistes féministes en s’appuyant sur les mémoires, le témoignage, central d’une femme, de cette femme là ?
Mais pourquoi se contenter d’une seule voix quand on sait que Les En-dehors, anarchistes particulièrement individualistes, représentaient un mouvement au sein duquel chaque personne pouvait apporter une notion subtilement différente du reste du groupe ?
Sans doute parce qu’il faut bien commencer quelque part et que le mouvement des En-dehors semble avoir été si peu étudié. Considérons donc cet ouvrage comme une excellente introduction, une manière de faire connaissance avec un groupement d’individus réellement intéressants, ayant une profondeur de pensée peu commune et largement pionniers en toutes sortes de domaines.

Mais d’abord, qui sont les En-dehors ? D’où vient ce terme ?

"Et pour obligé qu'il soit de vivre dans une société dont la constitution répugne à son tempérament, c'est en étranger [que l'individualiste] y campe. En son for intérieur, il est toujours un asocial, un réfractaire, un en-dehors, un en marge, un à côté, un inadapté." E. Armand
On peut regretter que Anne Steiner ne développe pas assez l’origine du mouvement des En-dehors et n’explique pas le sens de son appellation. On regrette surtout qu’elle le limite à un petit groupe d’individus et ne le situe pas dans le mouvement de l’Histoire. Or, tout groupement politique a ses propres racines, il s’alimente, se fonde non pas uniquement sur des griefs personnels (la misère, la faim, la maltraitance) mais surtout sur des observations, parfois scientifiques, des réflexions en évolution. L’anarchie individualiste n’est pas née d’une génération spontanée, elle a derrière elle une longue lutte, une longue recherche de remise en question des fondamentaux des sociétés occidentales, chrétiennes et patriarcales basées uniquement sur la puissance, la force et la valeur marchande (voir l'Histoire mondiale de l’anarchie de Gaetano Manfredonia – chez Textuel éditeur, 2014). Chaque génération a peut-être sa propre manière de lutte, sa propre stratégie toujours remaniée dans un sens proportionnel à l’immense puissance à combattre, chaque génération « requestionne » aussi, bien entendu, les tentatives, les dialogues, les observations de ses prédécesseurs au vu de l’évolution des mœurs, des découvertes scientifiques, archéologiques et sociologiques.

Albert Libertad

 

L’anarchie a depuis toujours balancé entre deux types d’intervention : l’évolution des mœurs par la réflexion intellectuelle, d’une part, et d’autre part le sabotage des structures matérielles des institutions en place particulièrement représentatives des systèmes d’oppression et de répression. L’un n’excluant pas l’autre. Il faut cependant mettre un bémol dans ce que l’on a trop tendance à croire sur les anarchistes, ils ne représentent pas particulièrement une population violente et vengeresse, bien au contraire. La plupart de leurs attentats visèrent des structures symboliques ou des personnes particulièrement brutales elles-mêmes.
Un président du conseil, par exemple, qui envoie la gendarmerie à cheval armée de sabres et de fusils contre des manifestants désarmés et non violents, voilà un véritable criminel. Des élus qui votent des lois allant à l’encontre de l’existence des peuples et dans le sens des lobbies industriels, se comportent comme des complices non seulement de l’oppression faite sur ces peuples mais surtout de leur sujétion, de leur abrutissement qui font d’eux des outils de production et de consommation génératrices des richesses toujours plus énormes de ces lobbies. Pour un homme politique tué combien de victimes coupées en morceaux par les sabres des gendarmes à cheval qui ne comparaîtront jamais pour leurs crimes ? Combien de morts dans des guerres décidées et voulues par ces mêmes parlementaires ? Combien de misères intellectuelles et physiques provoquées par les famines, les destructions environnementales causées par les industries du pétrole, des minerais, et de l’agroalimentaire ?
Plus que jamais le message des En-dehors devrait être entendu et compris.
Plus que jamais leur combat devrait être soutenu même si, dans l’instant, il donne l’impression d’apporter du désordre dans cet ordre auquel nous nous sommes habitués.

Malheureusement, un grand mélange à été fait. On a confondu les anarchistes avec certains groupes extrémistes qui ont eux-mêmes provoqué la confusion en se servant de termes, de concepts qu’ils ne comprenaient pas mais qui leur ont permis de justifier leurs propres soifs de crime.
C’est donc cette même confusion peut-être que nous trouvons ici dans ce livre.
Anne Steiner en tant que spécialiste des organisations terroristes s’attache trop à nous convaincre d’un engrenage vers une super-violence en quelque sorte. Pourtant, les « illégalistes » En-dehors n’ont pas grand’ chose à voir avec la RAF (Rote Armee Fraktion, plus connue en français sous l’appellation Fraction Armée Rouge) des années soixante-dix, ils ne posent pas de bombes. Ils font de la fausse monnaie, ils volent, mais ne tuent pas. Le meurtre ne fait pas partie de leur manière d’agir. Pour eux, l’illégalisme est une manière de sortir d’une société esclavagiste, c’est une manière de ne pas obéir à des lois qu’ils estiment injustes et perfides.
La mort viendra par enchaînement de circonstances, par le biais de mauvaises rencontres, par exacerbation des rancœurs dues la plupart du temps au harcèlement policier.
Cette espèce de fascination pour la fin tragique des « illégalistes » représente le piège dans lequel nous ne manquons pas de tomber. Nous sommes attirés par le sensationnalisme irraisonné comme des papillons vers la flamme qui va les consumer. Nous ne comprenons pas ce qui nous fascine, nous ne cherchons pas à comprendre les rouages, les causes, l’origine des choses. Nous nous contentons de plonger dedans afin de vivre un petit moment d’excitation.
Nous passons à côté du vrai sens des choses, baignant alors dans une sorte de brume informe dans laquelle les origines des idées se confondent et se perdent.

C’est ainsi qu’Anne Steiner oublie de nous rappeler que le terme d’Endehors naquit quelques décennies précédemment, et en un seul mot. Effectivement, comme explication, elle cite la phrase posée plus haut d’Emile Armand, un des principaux protagonistes de l’affaire, sans penser à remonter un peu plus avant et nommer l’auteur véritable de l’expression.
Or, c’est en 1891 que Zo d’Axa crée son premier journal qu’il nommera l’Endehors ; et voici comment il se définit dans un de ses articles, Nous :
« Ni d’un parti, ni d’un groupe.
Endehors.
Nous allons – individuels, sans la Foi qui sauve et qui aveugle. Nos dégoûts de la Société n’engendrent pas en nous d’immuables convictions. Nous nous battons pour la joie des batailles et sans rêve d’avenir meilleur. Que nous importent les lendemains qui seront dans des siècles ! Que nous importent les petits neveux ! C’est en dehors de toutes les lois, de toutes les règles, de toutes les théories – même anarchistes – c’est dès l’instant, dès tout de suite, que nous voulons nous laisser aller à nos pitiés, à nos emportements, à nos douceurs, à nos rages, à nos instincts – avec l’orgueil d’être nous-mêmes ».

Tout est dit.
Zo d’Axa, de son vrai nom Alphonse Gallaud de la Pérouse (descendant du fameux navigateur), naquit à Paris en 1854 et fut peut-être le chaînon qui relia les révolutionnaires de la Commune de Paris aux individualistes des années 1900/1910. Il ne se revendique pas anarchiste, juste individualiste, il ne se revendique d’aucun groupe, il est un observateur critique, pointu, de cette société capitaliste en action qui dévore et abrutit le peuple misérable aussi bien physiquement que psychiquement. Cette revendication en tant qu’individualiste est importante puisque c’est ce terme précisément qu’utiliseront aussi les En-dehors pour se définir eux-mêmes afin de se démarquer des anarcho-socialistes aux conceptions plus conformistes.
Zo d’Axa défend les victimes de la misère tout en dénonçant leur naïveté, « l’imbécillité » qui l’accompagne trop souvent. Il sera sans doute une sorte de modèle pour cette prochaine génération qui se prépare lorsqu’il publie sa première revue, mais il ne théorisera ni ne cherchera à expérimenter d’autres formes de sociétés.
Ceci reviendra aux « jeunes générations », à ces jeunes gens et jeunes femmes directement sortis du peuple et qui ayant initié un semblant d’éducation culturelle par le biais de l’école laïque récemment obligatoire pour tous, aspirent à et espèrent un monde nouveau. Car cette nouvelle génération a appris à écrire et lire et cela, surtout à cette époque, ouvre à l’enfant toutes sortes d’informations, histoire et sciences, politique et débats philosophiques ou religieux. Dans les années 1890/1900, on s’investit très jeune puisque l’on travaille très jeune.
Une personne d’une vingtaine d’année a souvent une longue carrière derrière elle et donc, parfois, une réelle maturité politique.
Cette maturité alliée à cette toute nouvelle éducation, aussi succincte soit-elle, engendre une jeunesse curieuse, ouverte, vive, critique et enthousiaste.
Elle se rend compte des précédents, des expériences passées qui firent, malgré tout, avancer la situation des populations ouvrières et agricoles. L’engagement et le massacre des communards de l’année 1871 reste très proche. Louise Michel est toujours très active et a créé, alors que cette nouvelle génération naissait au monde, le drapeau noir en signe de deuil pour les morts de la Commune.
Tout est en place.
Ils ont la culture, ils ont les références historiques, ils ont le vécu personnel de l’injustice réelle, une injustice si profonde, si scandaleuse, qu’ils refuseront absolument de trimer tels des esclaves misérables ni même de se battre pour une éventuelle et incertaine amélioration des conditions de vie « plus tard ». Ils veulent vivre aujourd’hui. Ils veulent aujourd’hui sortir de cet engrenage qui les condamne aux travaux forcés à vie (avant la loi du trente mars 1900, l’ouvrier.e travaillait plus de 12 heures par jour, samedi compris pour un salaire horaire moyen de 30 centimes ! – Guichet du savoir – la loi du 30 mars en question ramena à 11 heures le temps journalier de travail).
Ils veulent sortir du « système ».
Ne pas obéir aux lois imposées par le Capitalisme grandissant.
Se garantir un minimum de maitrise sur leur choix d’existence.
Ne pas se contenter d’être des pions jetables au service des puissants.

Les Universités populaires :

La plupart des futurs En-dehors viennent de province à Paris, attirés par les diverses actions menées par certains intellectuels militants, de gauche généralement, et chassés par la misère grandissante de leurs proches, de leurs parents. Ils font alors la connaissance avec les Universités populaires créées par Georges Deherme, anarchiste, et Gabriel Séailles, professeur de philosophie et dreyfusard.
Ainsi, en 1905 plus de 200 universités, aux noms divers, auront vu le jour, engendrant un phénomène jamais vu jusqu’ici d’un incroyable bouillonnement d’idées, d’explorations, de discutions, ayant un seul but « mettre la culture à la portée de ceux qui n’y ont pas accès ».
Ce sont plusieurs milliers d’auditeurs des milieux populaires qui, chaque soir, assistent aux cours après leurs longues journées de travail.
On y aborde les sciences, l’histoire, la littérature, la philosophie, bref toutes les matières enseignées à la Sorbonne et dans toutes les universités de France et de Navarre. Certaines iront un peu plus loin et finiront par aboutir à des échanges franchement philosophiques voire complètement politiques avec une tentative de réflexion sur les aspects des conditions de vies des ouvrier.e.s contemporaines.
En 1902, Paraf-Javal a créé les « causeries populaires » à la cité d’Angoulême et est rejoint rapidement par son ami Albert Libertad. C’est à ces causeries qu’assistera Rirette Maîtrejean et ses futurs amis du groupe des En-dehors. Les femmes y sont nombreuses, jeunes et libres d’allure, les hommes y sont sains et vifs, et Libertad fascine la plupart de ses auditeurs. Ses propos touchent juste, il sait de quoi il parle quand il parle d’injustice et met en avant l’absurdité d’une société essentiellement basée sur le profit immédiat, l’exploitation humaine et la destruction de l’environnement naturel.
Mais les individualistes, les En-dehors, même s’ils dénoncent l’exploitation des ouvriers et les conditions misérables dans lesquelles la société capitaliste les plonge refusent le recours au misérabilisme, à la victimisation de ces ouvriers exploités et ne défendent pas ceux qui sous couvert de lutte des classes, de tentatives d’amélioration des conditions de travail, ne font que permettre une continuation de cette exploitation d’une manière plus efficace.
De l’avis des individualistes, le droit de vote dit universel lui-même n’est qu’un leurre « qui ne permet en aucun cas aux électeurs de remettre en cause la domination et l'exploitation, mais seulement d'en définir les modalités, et donc de les légitimer. Le mythe de l'égalité politique a pour première fonction, […] d'émousser la combativité des opprimés. » (A. Steiner)
Libertad usera maintes fois du syllogisme suivant :
"Notre ennemi, c'est notre maître, or, l'électeur est notre maître ; donc, l'électeur, voilà l'ennemi !"
Les jeunes gens sont enthousiastes devant de telles paroles qui donnent priorité à l’évolution de la conscience individuelle immédiate, ils ne vivent pas d’espérances révolutionnaires, ils n’attendent pas un hypothétique changement social, perspective qui permet aux anarchistes communistes et socialistes de vivre de manière conformiste en attendant que... Ce qu’ils prônent eux, les individualistes, c’est de se libérer des contraintes engendrées par les préjugés, les habitudes, les lois et les servitudes économiques. Pour eux « seule l'émergence d'individualités conscientes ouvrira la voie à une transformation sociale » (A. Steiner).
Mais ce qui importe le plus à Rirette Maîtrejean particulièrement, est cette présence des femmes dans ces réunions, chez les individualistes. Elles participent comme nulle par ailleurs, elles discutent et interviennent sans complexe… Ce qu’elle n’a trouvé dans aucun autre regroupement : « Chez les communistes, la femme est réduite à un tel rôle qu'on ne cause jamais avec elle, même avant » écrira-t-elle un jour.
Bien sûr, il ne faut pas se leurrer, plus tard, dans les communautés, à la rédaction même du journal l’anarchie, les femmes resteront cantonnées au ménage et cuisine quand les hommes se préoccuperont de l’organisation intellectuelle et proprement politique du mouvement. Seule Rirette Maîtrejean saura échapper à cette délimitation du rôle des genres. Délimitation causée sûrement plus par les vieilles habitudes devenues inconscientes que par une volonté réelle mais qui démontre bien la force de l’influence de l’environnement social même dans un groupement d’individus fortement motivés et conscients des changements à réaliser afin de faire évoluer les mœurs et les mentalités.

Le respect envers la femme ;

Autre positionnement très important chez les En-dehors, la notion de maîtrise de la procréation de la femme par la femme. En effet, les Individualistes militent ouvertement pour la contraception et le droit à l’avortement, ce qui est fortement interdit à cette époque et est passible d’emprisonnement. Ils se sont rendu compte depuis longtemps que les femmes sont généralement plus les victimes de leur fécondité que les bénéficiaires. Obligées de subvenir aux besoins d’enfants que, la plupart du temps, elles n’ont pas désirés et dont elles n’ont pas su empêcher la naissance, elles se retrouvent bien souvent dans des situations miséreuses qui les mènent à se vendre corps et âme au premier emploi rencontré, même le pire. Les enfants nés dans de telles circonstances ne peuvent rendre des individus heureux, encore moins accomplis. Ils finiront comme leurs parents, zombis traînant leurs loques la nuit, du bouge qui leur tient lieu d’habitation à l’atelier d’où ils ne verront jamais la lumière du jour.
Il est pour les En-dehors primordial que les hommes prennent en compte leur responsabilités face à la procréation et sachent maîtriser leurs actes. C’est faire montre d’évolution (de conscience) que de poser une attention particulière à cela car, suivant les mots d’Émile Armand lui-même : « Tout individu respectueux de la personnalité de la femme qui se donne à lui agirait comme un inconscient ou un autoritaire s'il n'indiquait pas à cette dernière qu'il est des procédés mécaniques destinés à empêcher la maternité non désirée. »
L’amour libre certes, mais l’amour conscient avant tout.

Il n’est pas question ici d’empêcher les générations, il est question de faire des enfants heureux que l’on peut éduquer en toute dignité, en leur donnant toutes les chances de se développer harmonieusement aussi bien physiquement qu’intellectuellement.
C’est cette volonté là qui poussera les individualistes à créer des écoles expérimentales …

La Ruche,

« La Ruche est une œuvre de solidarité et d’éducation. Par la vie au grand air, par un régime régulier, l’hygiène, la propreté, la promenade, les sports et le mouvement, nous formons des êtres sains, vigoureux et beaux. » Sébastien Faure.
« L’école chrétienne, c’est l’école du passé, organisée par l’Église et pour elle ; l’école laïque, c’est l’école du présent, organisée par l’État, et pour lui ; La Ruche, c’est l’école de l’avenir, l’école tout court, organisée pour l’enfant afin que cessant d’être le bien, la chose, la propriété de la religion ou de l’État, il s’appartienne à lui-même et trouve à l’école le pain, le savoir et la tendresse dont ont besoin son corps, son cerveau et son cœur. » Sébastien Faure.
La Ruche fut fondée en 1904 par Sébastien Faure, militant anarchiste issu d’une famille bourgeoise et traditionaliste, s’inspirant d’autres expériences d’éducation libertaires telles que l’Orphelinat de Cempuis créé par Paul Robin et l’École Moderne (Escuela Moderna) née en 1901 à Barcelone dont le père fondateur n’est autre que Francisco Ferrer.
A plusieurs reprises Rirette Maîtrejean a rencontré les élèves de La Ruche. A chaque fois elle n’a pu que constater la différence entre eux et les enfants des faubourgs parisiens. Les premiers sont vigoureux, en bonne santé, souriants, les seconds sont maigres, mal vêtus, sales et ont déjà cet air égaré qui ne quitte pas le regard de leurs pourtant si jeunes parents.
Il n’est pas question uniquement ici de construire un avenir meilleur en éduquant les enfants de manière à ce qu’ils deviennent des adultes accomplis, nous l’avons vu déjà, ce genre de perspective n’intéresse pas les individualistes, il s’agit d’apporter immédiatement à l’enfance miséreuse un soulagement, un réconfort qu’elle ne peut trouver dans les structures existantes.
L’éducation de l’enfance, comme le revendique Sébastien Faure, doit servir à l’enfant et non pas à ceux qui organisent l’éducation. Elle doit être gratuite aussi bien en termes financiers qu’en termes spirituels. Ne pas chercher à faire de l’enfant un adulte obéissant, un doux soldat qui se battra pour une cause qui le dépasse et ne le concerne pas tant que ça (nationalisme, religion, idéal, etc.). Le sortir surtout de cet espère d’impondérable qui fait de lui un dominé exploité par héritage quels soient ses qualités individuelles, physiques, morales et intellectuelles.
Initiative incroyable, les adultes enseignants sont bénévoles et les trois-quarts des besoins financiers et matériels sont couverts par les gains des conférences données par Sébastien Faure lui-même, le reste étant assuré par le travail des enfants au sein des ateliers d’apprentissage (couture, menuiserie, imprimerie, agriculture, spectacles, etc.).
Ainsi chaque personne, du créateur à l’élève, se trouve impliquée dans le fonctionnement de l’école, connaît la raison de l’effort à fournir, et l’importance cruciale de son indépendance.

L’indépendance, justement.

Comment sortir de la société, comment vivre hors d’elle quand on doit payer son loyer, manger et s’habiller ? Comment être un vrai En-dehors pour ne rien devoir à la société et trouver sa vraie liberté ?
Comment accepter de vivre dans une société que l’on rejette si profondément ?
Chacun à sa manière va tenter de trouver sa solution. Généralement on cherche un travail indépendant, on ouvre un petit commerce, un petit atelier artisanal, on fait des petits boulots. Beaucoup travaillent dans l’édition de journaux, de revues, de livres ; typographes, correcteurs, etc.
Mais être indépendant vis à vis d’un système qui ne fonctionne que sur la production et la consommation des biens c’est d’abord sortir du processus de consommation. Donc ne pas consommer ce dont on n’a pas besoin. On a besoin de s’habiller certes, mais on n’est pas obligé de s’acheter des vêtements de luxe et encore moins de vêtements contraignants qui vont limiter le mouvement du corps et oppresser la respiration. C’est ainsi qu’échapper à la consommation exagérée de biens inutiles revient à libérer le corps des oripeaux sociaux qui le couvrent comme autant de dures carapaces. Plus de corsets ni de foulards ou de chapeau pour les dames, pas de costumes ni de coupes de cheveux obligatoires pour les hommes.
On épure l’extérieur comme on épure l’intérieur, la viande considérée en tant que produit de luxe est elle aussi proscrite, tout comme le sel, le thé et le café, les drogues et les médicaments chimiques. Là encore la libération procède de la volonté d’indépendance face au système. Le corps se débarrasse et s’assainit. Pour les En-dehors il est important de se constituer un corps en bonne santé, beau et souple, on pratique le sport, la marche, la natation même.
Tous les dimanches on sort de Paris, on se promène en campagne lors de sorties champêtres au cours desquelles bien sûr on échange et l’on rit.

Mais revenons au végétarisme.
La pratique du végétarisme est, à mon avis, un point crucial de la pensée anarchiste individualiste et il est assez regrettable qu’elle ne soit pas assez comprise par Anne Steiner qui suit peut-être un peu trop l’opinion de Rirette Maîtrejean et de Victor Kibaltchiche, dit Le Rétif, dit Victor Serge, sans approfondir le sujet.
Anne Steiner n’est pas la seule à avoir survolé cet aspect pourtant primordial, la plupart des commentateurs ne développent pas ce point de vu, voire l’ignorent totalement comme s’il ne représentait qu’un détail futile. Comme s’il ne valait rien d’autre qu’une sorte de petit caprice dérisoire. Et il est assez difficile d’accéder à une bonne documentation à ce sujet, les brochures, revues et textes n’ayant jamais été réédités.
Pourtant si l’on se penche un peu sur la question, si l’on se donne la peine de s’interroger sur ce petit détail on s’aperçoit très vite à quel point le végétarisme faisait partie dès le début des incontournables individualistes.

Au commencement était Tolstoï.

Né comte Lev Nikolaïevitch Tolstoï le 9 novembre 1828 à Iasnaïa Polana en Russie, entame après diverses aventures soldatesques et diplomatiques une intense quête spirituelle dès 1870 qui le mènera à une réflexion anarcho-spirituelle et individualiste profonde. Quête qu’il exposera dans ses diverses œuvres littéraires telles que Le Royaume de Dieu est en vous – 1893, Le Père Serge – 1911. Ces œuvres auront un grand retentissement et influenceront beaucoup de grandes personnalités à la recherche d’une alternative au monde patriarcal, chrétien et « blanc » et principalement le Mahatma Gandhi avec lequel Tolstoï échangera une longue correspondance épistolaire.
Le premier mouvement de Tolstoï consiste d’abord à dénoncer le christianisme tel qu’il est devenu, un moyen de tromper et de manipuler les foules et les monarques, les anonymes et les puissants par l’entremise de textes confus, d’une éthique inaccessible et d’une autorité indiscutable. Ainsi, : « "L'objet de toute la théologie est d'empêcher de comprendre, " par une déformation du sens et des mots des Écritures ; l'élaboration de dogmes et l'invention des sacrements (communion, confession, baptême, mariage, etc.) sert seulement "pour le bénéfice matériel de l’Église" ; les récits bibliques de la création et du pêché originel sont des mythes ; le dogme de la divinité du Christ une interprétation grossière de l'expression 'Fils de Dieu' ; l'immaculée conception et l'Eucharistie des "délires" ; la Trinité, '3 = 1', une absurdité, et la Rédemption contredite par tous les faits qui montrent des hommes souffrants et méchants. Les dogmes sont difficiles ou impossibles à comprendre et leurs fruits sont mauvais ("envie, haine, exécutions, bannissements, meurtre des femmes et des enfants, bûchers et tortures"), tandis que la morale est claire pour tout le monde et ses fruits sont bons ("fournir de la nourriture... tout ce qui est joyeux, réconfortant, et qui nous sert de balise dans notre histoire"). Ainsi toute personnes disant croire à la doctrine chrétienne doit choisir : "le Credo ou le Sermon sur la Montagne". » (Wikipedia)
Pour Tolstoï se pose alors une nouvelle question à laquelle il n’avait sûrement pas pensé en entamant sa quête : le principe primordial de toute religion chrétienne, même anarchiste, reste la charité envers autrui, l’amour pour tous. Mais l’amour pour être universel peut-il se contenter de se porter sur nos semblables humains ? Ne doit-il pas embrasser toute la création de Dieu ?
C’est donc en 1885 que Léon Tolstoï adopte le régime végétarien. Il préconise alors le « pacifisme végétarien » et prône le respect de la vie sous toutes ses formes, même les plus insignifiantes. Tuer les animaux revient à réprimer « inutilement en [soi]-même la plus haute aptitude spirituelle – la sympathie et la pitié envers les créatures vivantes comme [nous] – et violant [nos] propres sentiments, [nous devenons] cruels ». C’est ainsi que la consommation de chair animale est « absolument immorale, puisqu’elle implique un acte contraire à la morale : la mise à mort. » (d’après Wikipedia – The moral of died or the first step, 1900; Writting on Civil Disobedience and Nonviolence, 1987)

Cependant, il n’est pas nécessaire de chercher uniquement dans le mouvement anarcho-spirituel le principe de végétarisme, très vite les individualistes, les En-dehors, adopteront cette position primordiale à leurs yeux. Ainsi, Sébastien Faure lui-même au sein de son école expérimentale conseillera le régime végétarien et introduira dans son Encyclopédie Anarchiste quelques articles abordant le végétarisme, le végétalisme, le frugivorisme, voire le crudivorisme et consultera quelques éminents hommes de science, docteurs en médecines, biologistes, etc., afin de comprendre les conséquences d’une alimentation carnée sur l’organisme humain.
Être végétarien n’est donc plus uniquement une affaire de morale chrétienne mais aussi de bonne santé. On sait, même si on continue à le nier encore aujourd’hui, que le régime carnivore ne correspond pas au système digestif humain et qu’il a des conséquences désastreuses sur notre organisme et influe même négativement sur nos comportements.

"Les enfants qui vivent sous nos yeux n'ont-ils pas conservé un goût très vif pour les fruits de toutes sortes, alors qu'ils éprouvent souvent de la répugnance pour les viandes ? Il y a là une indication précieuse, car c'est l'instinct naturel (trop souvent faussé de nos jours) qui nous la fournit.
Pour nous, libertaires, a priori, nos sympathies vont au frugivorisme. Il évoque la vie au grand air, en liberté, au soleil. Il nous fait rêver d'harmonie fraternelle et de cadres verdoyants. Sa réalisation s'accompagne de joies, de paix, d'amour, tandis que le carnivorisme rend nécessaire de répugnantes tueries, des 'abattoirs' nauséabonds et entretient au cœur de l'homme l'instinct de la destruction sanguinaire."

Encyclopédie Anarchiste, art. Frugivore.

L’article de l’Encyclopédie Anarchiste sur le végétarisme est toujours d’actualité malgré une approche qui aujourd’hui peut nous paraître surannée.
Pourquoi, malgré toutes ces recherches, toutes ces preuves, restons-nous à ce point carnivores, pourquoi déployons-nous de si incroyables efforts d’ingéniosité pour nous investir toujours plus profondément dans ce carnivorisme qui nous rend tellement malade ???
La réponse se trouve dans la troisième raison qui est à l’origine du positionnement de la plus jeune génération des anarchistes individualistes, celle qui nous préoccupe ici.
C’est avec Sophia Zaïkowska et George Butaud que cet autre principe va s’imposer. C’est d’ailleurs Sophia Zaïkowska qui rédigera l’article Végétalisme de l’Encyclopédie Anarchiste de Sébastien Faure.
Ils sont surtout tous deux les auteurs de divers journaux et brochures expliquant pourquoi, quand et comment devenir végétariens et créèrent diverses communautés et restaurants dans ou autour de Paris dans lesquels ils proposèrent l’expérience du végétarisme.

"Une des tendances de l'individualiste est de supprimer les besoins factices, de rendre plus simple, moins onéreux, de rejeter tout ce qui n'est pas nécessaire, de faire que l'individu s'enrichit parce qu'il a moins à dépenser journellement pour entretenir son corps sain. Tous les bandits ou complices ou comparses arrêtés, tous pour ainsi dire, étaient abstinents, végétariens, vivaient de peu ; tous les individualistes se caractérisent par une vie frugale et simple, aussi sont-ils moins prêts à trahir que les autres qui ont plus d'appétits [...]. Or, nous, individualistes, sommes représentés comme des gens hâves et pâles, vivant avec trente sous par jour." G. Butaud.
"L'individualiste éclairé pratiquant le végétalisme transforme le milieu en se transformant lui-même... Sois végétalien ! Libère toi !" Ecrira-t-il encore.
Ainsi, le végétarisme et, mieux, le végétalisme forment un moyen très puissant d’indépendance, de lutte, de libéralisation de l’individu humain face à la machine impersonnelle et dévorante du système capitaliste de la société dans laquelle nous sommes forcés à survivre.
« Le régime végétarien est séduisant, éthique, esthétique, même socialement incontestablement libérateur par ses conséquences, car il permet à l’individu de vivre en Robinson à l’écart de la vie des civilisés ou soutenir la lutte avec le capitalisme plus longtemps, par exemple dans les cas d’une grève, etc. » Sophia Zaïkowska.
Vivre en Robinson, c’est s’octroyer ici et maintenant le droit à la liberté. Non pas une liberté superficielle de plaisirs égoïstes chantée par les fêtards en tous genres, mais une liberté réelle par laquelle chacun devient responsable de son existence propre et de celle du monde. Une existence intense faite d’expériences et de réflexions allant dans le sens d’une évolution intérieure, pratique, intellectuelle et peut-être, pourquoi pas, spirituelle. C’est aussi une existence vraie, au plus proche d’une réalité naturelle, en phase avec la Terre, la nature, les saisons, la Vie telle qu’elle aurait du être si l’appât du gain, l’égoïsme, la recherche du profit personnel, l’emprise du capitalisme sur les moindres détails de nos sociétés modernes ne nous avaient extirpés violemment, n’avaient rayé quasiment irrémédiablement de nos mémoires la connaissance de la véritable origine de notre naissance.

C’est cela qu’avaient compris les anarchistes individualistes, les En-dehors, et c’est cela que n’ont pu percevoir malheureusement Rirette Maitrejean, Victor Serge, Anne Steiner et les anarchistes modernes, trop engoncés dans des discours politiques d’une « gauche » partielle, trop dévoyés, déjà, par un système qui s’emploie depuis de nombreuses années à déformer les bases mêmes de leur propre discours. Pourtant, aujourd’hui où la société capitaliste néolibérale est devenue si absurde, si infatuée de ses concepts de plus en plus virtuels, déconnectés de la vie biologique et organique, fascinée qu’elle est par ses créations artificielles, ses machines, ses mondes « 3D », ses fortunes empressées et abstraites, il est plus que temps de sortir la tête de toute cette masse de fiction.
Suivons leur exemple, ouvrons nos fenêtres, sortons le dimanche prendre contact avec le monde réel, sentir la vie des arbres, communiquer avec la bonté d’un animal sauvage, respecter notre véritable nature profonde. Ressourçons-nous et reprenons la maîtrise de nos choix existentiels, libérons-nous de tout ce qui nous cache, nous éloigne de notre Paradis originel.

Il y aurait encore beaucoup d’autres choses à rajouter à propos de ce mouvement pionnier et visionnaire qui fut évidemment non seulement décrié avec force mais complètement incompris de la part même de ceux qui supposent en être les continuateurs. On peut dire alors que les puissants, les gouvernements oppressifs et les chefs des divers systèmes de propagande capitalistes soudoyés par les lobbies de finances internationaux ont presque réussi leur mission : gommer à jamais de nos esprits les différentes alternatives possibles de pensées. Il n’est pas totalement inéluctable de nous contenter de rester des maillons de leurs systèmes ; nous pouvons sortir de cette voie unique qui nous impose de ne vivre qu’en tant que consommateur-consommé.
Une autre vie est possible, le but de ce site est de démontrer que nous pouvons non seulement trouver des références historiques d’autres tentatives d’existence mais aussi de déployer notre imagination pour que ces autres existences possibles deviennent réelles et puissent s’imposer au-delà de la puissance du capitalisme international limitatif. C’est donc dans ce but que j’inclus ce livre Les En-dehors, Anarchiste individualistes et illégalistes de la Belle Epoque, ici et que je remercie Anne Steiner de l’avoir écrit malgré qu’elle me semble passer à côté de beaucoup trop d’éléments essentiels.

LES EN-DEHORS,
Anarchistes individualistes et illégalistes de la Belle Époque

De Anne Steiner,

Aux Editions de l'Echappée, Collection Dans le Feu de l'Action, 2008.
254 pages.




ALLER PLUS LOIN

Anne Steiner :

Sur Radio Libertaire :
Les anarchistes, corpus individualistes - Anne Steiner (Dictionnaire biographique Maitron)
Sur le site Le Comptoir.org :
Anne Steiner : « Il faut faire la grève générale de la consommation »
Les militantes anarchistes individualistes : des femmes libres à la Belle Époque, un article de Anne steiner

l’anarchie,

quelques exemplaires de la revue sur le site Galica de la BNF, en cherchant bien vous trouverez aussi quelques exemplaires de la revue L’Endehors de Zo d’Axa ainsi que La Feuille, du même auteur.

Apache-Édition

propose et édite quelques textes sous forme de brochures à partager sans modération.

La Marche de l’Histoire sur France Inter,

les Anarchistes et l’écologie où l’on parle de Georges Butaud, Sophia Zaïkowska et de Louis Rimbaud.

Fragments d’Histoire de la Gauche radicale,

Naturiens, Végétariens, Végétaliens, et Crudivégétariens (1885-1935). Malheureusement les textes sur ces thèmes ne sont pas encore édités, mais nous espérons que l’auteur du site les publiera sous peu, cependant vous trouverez ici une mine d’or incontournable et un formidable travail de synthèse sur les mouvements anarchistes.

Pour un complément d'informations à propos des tentatives de vie communautaire, ce petit livre édité aux Éditions libertaires vous permettra de mieux comprendre le point de vue des végétaliens :

Expériences de vie communautaire anarchiste en France,

le milieu libre de Vaux (Aisne) 1902-1907 et la colonie naturiste et végétalienne de Bascon (Aisne) 1911-1951
de Tony Legendre

Aux Editions Libertaires, 2006

164 pages





CALIBAN ET LA SORCIÈRE, Femmes, Corps et accumulation primitive



 

De SILVIA FEDERICI.

Caliban et la sorcière, Femmes, corps et accumulation primitive

Aux éditions Entremonde (Genève - Paris) Senonevero (Marseille)


Traduction de l'anglais par le collectif Senonevero,
revue et complétée par Julien Guzzini.

 

"La fumée des sorcières brûlées est encore dans nos narines."

Starhawk

 

Très impressionnée par cette dernière phrase, après avoir tourné la dernière page du livre de Starhawk, Rêver l’obscur, Femmes, magie et politique, je me mis à la recherche d’un livre qui me permettrait de compléter la petite annexe ajoutée à la fin de l’ouvrage intitulée Le Temps des bûchers.

Après maintes recherches, je tombai finalement sur, Caliban et la Sorcière, Femmes, corps et accumulation primitive de Silvia Federici, traduction récente d’un livre destiné à devenir LA référence sur le thème des enclosures et qui serait un des livres les plus téléchargés de ces dernières années (dans sa version anglaise, je suppose).

 

Silvia Federici est une activiste féministe marxiste, elle ne se préoccupe pas de spiritualité mais de politique uniquement, et du rapport entre condition féminine et développement capitaliste principalement. L’autrice ne va donc jamais aborder la caractéristique des Sorcières en tant que porteuses d’une religion ou d’un point de vue spirituel en relation avec les anciennes traditions, pour elle leur « savoir » est un savoir « scientifique » - médecine, herboristerie, contraception, agriculture, etc. Cependant elle nous décrit un phénomène que nous sommes peu habitué.e.s à aborder : le bouleversement social dont furent victimes les sociétés de la vieille Europe et ses conséquences sur la gente féminine et l’organisation des rapports entre les sexes.

 

Les enclosures… À l’école, on n’en avait jamais entendu parler… Ni au collège, ni au lycée, et comme je n’ai pas fait de fac d’histoire…

Bref.

Qu’est-ce que les enclosures ?

Le phénomène des enclosures est un mouvement de privatisation des terres particulièrement important qui se développa au XVI et XVIIième siècles sous l’effet de la première tentative d’accumulation des biens au moment de l’émergence du capitaliste primitif. Enclosure vient de l’anglais to close, fermer. C’était donc la "fermeture" des terres, leur mise en "enclos" par l’installation de barrières interdisant leur accès aux paysans.

Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’à l’origine, la plupart des terres, même lorsqu’elles appartenaient à des seigneurs, étaient accessibles à tous.

Les uns et les autres, pauvres la plupart du temps, survivaient grâce à la petite manne gratuite offerte par les forêts, les clairières, les près et les champs. Certains paysans cultivaient des terres prêtées par les seigneurs, d’autres n’ayant pas d’accord spécifique ou n’étant les serfs de personne se contentaient de ce qu’ils pouvaient glaner, petit gibier, bois pour le chauffage, fruits et légumes sauvages, herbes.

Les communaux, ces terres ouvertes à tous, aidaient à la survie de tous. Les femmes y menaient leurs petits troupeaux, y développaient des potagers dont les fruits s’échangeaient sur les marchés publics, y vivaient une vie indépendante et communautaire essentielle à l’économie des villages et des familles. C’est ainsi que la plupart des femmes portait avec elle un savoir ancien lié aux semences et aux vertus des plantes.

Propriétés médicinales, qualités abortives, valeurs nourricières, puissances magiques.

 

C’est ainsi que, nous explique Silvia Federici, l’enclosure, l’arrêt de l’utilisation publique des communaux, priva une grande partie de la population d’une économie complémentaire primordiale et d’une grande part de son autonomie.

Du fait de cette perte énorme de son moyen de subsistance et de liberté - car l’autonomie est la première garante de la liberté individuelle et collective - la population se souleva maintes fois au cours de ces deux siècles. Il y eu des combats, de véritables guerres entre le pouvoir qui voulait imposer ses nouvelles règles et les paysans qui tentaient de maintenir non seulement leur méthode de subsistance, mais aussi leur culture ancestrale. Et puisque les femmes étaient les premières à être touchées par ces changements, elles furent donc les premières à se soulever, guidant les révoltés voire, créant des mouvements de résistances spécifiquement féminins.

 

On a trop souvent tendance à considérer le Moyen-âge comme un moment historique sombre, superstitieux et ignorant. On pense que, puisqu’il représente un moment charnière entre la Magnifique civilisation romaine et l’émergence de la Splendeur de la Renaissance humaniste qui nous amena à la Grandeur des Lumières, on suppose donc que le Moyen-âge fut une période de décadence vouée au retour des anciennes croyances populaires idolâtres. Ce qui est totalement faux.

Car, et sans se faire d’illusion non plus sur les mérites des siècles "intermédiaires", il se trouve que malgré l’envahissement violent du culte chrétien qui maudissait déjà l’état de "femme", les femmes gardaient une aura d’individus responsables, cultivés et totalement participants au développement culturel et économique de leur environnement, leur commune, leur ville, leur pays (bien que celui-ci n’ait pas alors la même définition que celle que nous pouvons nous faire à l’heure actuelle). C’est justement grâce à l’empreinte encore très forte des anciennes cultures préchrétiennes que Les femmes purent maintenir durant ces quelques siècles un rôle social relativement correct.

Le phénomène d’enclosure allait mettre définitivement fin à tout cela.

Et puisque les femmes étaient les premières concernées par cette transformation, elles allaient alors en être les principales cibles et les principaux "objets" de lutte.

 

Elles devinrent une partie des ces "terres à enclore" pour mieux en user.

 

En effet, Silvia Federici nous parle d’enclosure des corps comme une appropriation des corps féminins par le Capitalisme naissant.

Puisque les femmes furent les premières concernées par la disparition des communaux, elles furent parmi les plus vindicatives vis-à-vis de la nouvelle organisation sociale en cours. Mais elles possédaient aussi une particularité bien spécifique qui devait intéresser précisément les concepteurs de l’état capitaliste primitif : la faculté de mettre des enfants au monde.

Elles devaient disparaître en tant que force de résistance et se convertir en reproductrices silencieuses, soumises et dociles de la force de production (suivant les thermes de S. Federici).

Depuis plusieurs siècles déjà, les femmes se confrontaient à une difficulté toujours grandissante : la misogynie des religions judéo-chrétiennes. Le concept de la femme tentatrice, diabolique, capable de mener l’humanité à sa perte représentait un des fondements principaux des dogmes des religions du livre dès la Genèse. Née pour accompagner l’homme (malgré ce que peut en dire Annick de Souzennelle, mais nous en palerons à un autre moment), Ève provoque la chute de ce dernier, seul représentant de la vraie humanité.

Il suffisait de peu de chose pour pousser un peu plus loin l’abomination ; la femme, qui plus est, la femme savante; sage-femme, médecin, connaissant les plantes et leurs propriétés; la femme vieille "transmettrice" d’une connaissance, d’une tradition ancienne préchrétienne, fut métamorphosée en personnage malfaisant, dévoreur d’enfant, manipulateur et destructeur de la virilité mâle.

Nous étions déjà dans une société à très forte hiérarchie patriarcale et misogyne, une société qui avait de plus souffert le traumatisme de la Peste Noire quelques temps auparavant et qui gardait le souvenir des sempiternelles luttes entre le pouvoir et les populations. Ces populations plongèrent plus profond encore lorsque l’Église et les gouvernants instituèrent la chasse aux Sorcières divisant pour toujours le corps des femmes du corps des hommes, les opposant éternellement, leur imposant les rôles qu’aujourd’hui nous croyons naturels.

 

Quelle ironie !

 

Ainsi des milliers de femmes périrent dans les flammes, torturées ignoblement, accusées de crimes immondes, ainsi durant deux longs siècles de combats acharnés, de souffrances et de haine, les femmes furent assujetties pour se transformer enfin en ces esclaves obéissantes et ignorantes d’elles-mêmes, procréatrices précieuses, tout autant que reniées, de la masse laborieuse.

De plus, ces "deux siècles d’exécutions et de tortures qui ont condamné des milliers de femmes à une mort atroce ont été liquidés par l’Histoire comme étant un produit de l’ignorance ou comme quelque chose qui appartenait au folklore. Une indifférence qui frise la complicité vu que l’élimination des sorcières des pages de l’histoire a contribué à banaliser leur élimination physique sur les bûchers." (S. Federici)

Qui aujourd’hui se rend compte véritablement de ce que cette période atroce a pu laisser dans l’inconscient féminin ? La honte, le reniement, la solitude, une souffrance indescriptible encore perceptible dans l’âme à jamais blessée de chaque femme.

Les femmes éternellement balancées dans un monde de violence où chaque homme a droit de viol sur elles.

Que devenons-nous capables de faire lorsque notre vie est en danger, lorsque la peur nous étreint d’une douleur pourtant lointaine et toujours si vive ? Nous nous renions nous-mêmes, nous renions même jusqu’à ceux et celles qui nous portent secours car nous ne comprenons plus que les solutions qu’ils nous apportent puissent nous sortir du monde qui, pour si effrayant qu’il soit, est devenu notre unique référence. Référence physique et psychologique. Nous nous identifions à nos bourreaux et cherchons à leur ressembler. Et nous voici à l’heure actuelle capables des mêmes actions viriles que les hommes, nous voilà conquérantes, violentes, nous abominons notre féminité et adorons le dieu capitalisme, celui-là même qui nous avait tuées.

Nous nous sauvons du viol en perpétuant le viol.

Nous applaudissons la boucherie que l’humanité fait de la nature, nous fermons les yeux devant le supplice infligé à d’autres nous excusant d’une trop grande sensibilité mais sans désir de prendre le risque de nous mettre en avant pour tenter de changer quoi que ce soit au déroulement des choses.

Le souvenir des souffrances anciennes rejaillit et nous avilit.

En ces siècles obscurs nous avons perdu la maîtrise de notre destinée et sommes tombées sous le joug des hommes devenus les complices, c’est Starhawk qui insiste particulièrement sur ce dernier point, du système capitaliste.

 

Les hommes complices du système capitaliste… Pourquoi si facilement, pourquoi si invariablement ?

Il se trouve que les concepteurs du "nouvel ordre" brillaient par leur intelligence et avaient très vite intégré le raisonnement du "diviser pour mieux régner". Ils avaient compris qu’une hiérarchisation organisée sur des préceptes de séparation des sexes, des classes et des races engendrerait une société où chacun devenait l’ennemi de tous car chacun était forcément, à un moment donné, le supérieur d’un autre, jouissant de plus de droits et de privilèges.

Il était facile ensuite de jouer avec ces privilèges pour provoquer des conflits et isoler chaque groupe, voire chaque individu.

Comment maintenir une cohésion de groupe lorsque tout le monde soupçonne tout le monde ? Lorsque tout un chacun peut dénoncer son voisin, sa femme, sa fille ?

Comment développer une individualité totale lorsque partout où l’on tourne le regard des chefs méfiants inspectent le moindre de nos gestes et nous interdisent toute initiative. On ne peut qu’obéir et se taire sous peine de bannissement, de menace ou de mort, on ne peut que suivre le mouvement si l’on ne veut pas être la risée des autres, si l'on veut échapper à la vindicte populaire (qui n’a rien de populaire en réalité…).

 

Si les femmes étaient menacées dans leur intégrité physique et psychologique, les hommes eux, subirent une menace psychologique et sociale. S’ils refusaient le rôle que l’on exigeait d’eux ils ne valaient plus rien et devenaient, en quelque sorte des femmes. Devenant des femmes ils tombaient alors sous le coup des mêmes périls.

On comprendra très vite le peu de motivation pour les hommes à embrasser la cause des femmes…

Cette méthode désormais éprouvée et ayant fait la preuve de son efficacité pouvait être maintenant mise en pratique dans toute situation où le capitalisme trouvait son intérêt.

C’est donc de la même manière que les conquérants européens opérèrent en Amérique à l’époque des grandes conquêtes espagnoles, françaises et anglaises, et c’est de la même manière qu’il est encore procédé à l’heure actuelle dans les pays africains.

Division des sexes, expropriations des terres, paupérisation des populations sous couvert d’aides monétaires (FMI), destructions des cultures anciennes, déracinement des peuples, hiérarchisation intense éloignant les "chefs" de leurs subordonnés et leur faisant perdre le sens du lien qui auparavant les liaient à eux.

La pensée capitaliste s’annonça donc comme une super virilisation des civilisations. Une société de conquérants, d’accapareurs, d’intellectuels matérialistes qui, désenchantant le monde – lui ôtant son âme en quelque sorte -, ne lui octroyant qu’une vision mercantiliste organisa son propre environnement en un rapport de valeur marchande. Rien n’avait plus de valeur si elle n’était financière. Chaque être, chaque animal, chaque élément naturel s’assimila à une machine susceptible de produire cette valeur marchande.

Ainsi, l’intérêt du livre repose sur la description de la transformation de l’ancien monde, certes déjà passablement patriarcal, à une version super agressive de ce patriarcat ; le capitalisme, organisant les sociétés en Société de profit mondialisée. Caliban et la sorcière retrace pour nous ce long processus comme il fut rarement décrit et remet totalement en question notre vision de l’histoire occidentale.

 

Si l’on connait bien désormais le prétexte qui servit à la domination de la femme par l’homme – prétexte biblique – quel fut celui utilisé pour asservir les peuples américains et africains ?

Lorsque je parle un peu plus haut de "désenchantement du monde", ce n’est pas juste une licence poétique. Pour les cultures préchrétiennes et pré-capitalistes, tout être, toute chose possédait une âme, un esprit. Une montagne était vivante, l’animal était, comme son nom l’indique, animé d’une âme, tout comme l’humain.

Dès ses origines, le christianisme posa la question de l’âme ; qui en possède qui n’en possède pas ? Très vite les synodes tentèrent de répondre suivant les intérêts des uns et les dogmes des autres.

Mais de toute façon, les montagnes devinrent des choses sans vie, les animaux perdirent leur faculté d’animation et les femmes furent proches de les rejoindre dans les limbes insondables des choses qui bougent, qui font du bruit tout en étant inanimées… Chosification à laquelle les peuples américains et africains n’échappèrent pas.

 

Une notion primordiale à intégrer ici, c’est que tout système capitaliste, donc marchand, repose sur une hiérarchisation intense des populations et sur la mise en esclavage de certains groupes de ces populations. Le but premier consistant à accumuler des richesses, des biens, des bénéfices, il était normal de trouver un moyen efficace pour produire ces richesses, engendrer ces bénéfices au moindre coût possible. On sait parfaitement que l’esclavage exista de tout temps. Il n’était pas toujours synonyme de maltraitance et faisait partie de la structure traditionnelle des sociétés. Les Patriarches de la Bible avaient des esclaves, des serviteurs. C’était une chose normale à l’époque. Mais cela l’était moins aux temps chrétiens car les mythes fondateurs du christianisme reposaient sur la résistance contre l’envahisseur romain en Judée. Le romain grand amateur d’esclaves. Or c’est parmi ces esclaves que le christianisme trouve ses racines, attirés qu’ils furent par les paroles émancipatrices du Christ. Le christianisme ne représentait pas uniquement un changement au niveau religieux, il bouleversait la totalité des fondements sociaux et politiques.

Comment justifier un retour à l’esclavagisme, pour satisfaire les besoins de l’impérialisme capitaliste, quelques siècles plus tard ? Il suffisait de prouver la non-humanité des peuples que l’on voulait réduire à l’esclavage.

Et comment prouver cette non-humanité ?

En démontrant que de par leurs comportements, ces êtres témoignaient qu’ils ne possédaient pas d’âme. Comme les animaux…

Déjà Descartes s’était penché sur le cas des animaux. Il prétendait que leur cris, lorsqu’on les frappait, ne provenait pas d’une quelconque sensation de douleur, mais d’un réflex "automatique" produisant un son, un peu de la même façon qu’une horloge (les ordinateurs de l’époque) sonne lorsqu’on met en marche un certain type de ressorts mécaniques. Les animaux étant des machines, qui se souciait alors du traitement qu’on leur infligeait ?

 

Aujourd’hui encore, les femmes, les peuples d’Amérique, les peuples d’Afrique pansent leurs plaies. Les blessures ne sont pas encore refermées d’autant plus que le néolibéralisme mondial y a replongé les mains. Il y a encore des terres à prendre, débordantes de minerais, de matières premières. Il y a encore de bonnes "affaires à faire", quelques populations à déplacer, à déstabiliser au nom du marché roi, ou dieu. Nous sommes dans des temps où même les fondamentaux du vivant représentent un potentiel splendide de pouvoir et d’enrichissement personnel.

En ce moment réapparaissent les Sorcières. En Afrique, en Inde, au Népal, en Papouasie-Nouvelle Guinée. Dans les endroits les plus inconcevables, les Sorcières meurent assassinées signe de nouveaux processus d’enclosure en marche. Les entreprises minières, les entreprises pétrolières, agro-industrielles, les lobbies pharmaceutiques, les grands systèmes industriels, sont les dignes héritiers des États européens, des églises et des guildes des XVI et XVIIième siècles. Et comme leurs ancêtres ils savent parfaitement utiliser les croyances, les religions et les traditions pour infiltrer leurs exigences dans l’esprit des hommes et leur faire faire tout ce qui semble bon à leur business.

 

Si l’on m’avait dit il y a quelques mois que j’inclurai un livre parlant de capitalisme et se référant à la pensée marxiste dans ce site, j’aurais certainement doucement rigolé. Comment aurais-je pu supposer une minute que ma recherche sur l’origine de la diabolisation des femmes dans les traditions patriarcales judéo-chrétiennes allait m’amener à des lectures d’ouvrages d’activistes de gauche à la limite de l’anarchisme (l’anarchiste viendra dans un prochain article) et qu’elles me paraîtraient aussi fondamentales que celles décryptant les mythes et les religions ?

Sans doute la spiritualité ne se limite pas à une vision informelle du monde. Bien au contraire, il est important de comprendre que tout est en tout. Il n’y a pas d’esprit sans matière et pas de matière sans esprit. L’analyse de Silvia Federici, même si elle n’englobe pas le rôle spirituel des Sorcières, me semble primordiale cependant car, comme je le disais un peu plus haut, elle remet complètement en question notre notion de l’Histoire en nous mettant face à une compréhension plus complète de la situation conjoncturelle actuelle.

Je disais dans l’introduction que Caliban et la Sorcière me semblait être un livre de première nécessité, je le répète encore maintenant. Grâce au travail phénoménal de Silvia Federici – nous avons ici une bibliographie de plus de 30 pages !!! – nous avons de nouvelles preuves que l’Histoire n’est jamais écrite définitivement parce qu’elle est toujours pensée dans une optique de service à une cause ou un intérêt.

 

Je vous invite donc à lire Caliban et la Sorcière, Femmes, corps et accumulation primitive de Silvia Federici, vous ne le regretterez pas, d’autant que le vocabulaire y est largement accessible, sans emphase et sans prétention.

 

Bonne lecture.



 
 

ALLER PLUS LOIN

 
Il faut à tout ce monde un grand coup de fouet; mouvements sociaux et crise politique dans l'europe médiévale.
Un article de Silvia Federici publié sur le site Période.
 
Reproduction et lutte féministe dans la nouvelle division internationale du travail.
Un article de Silvia Federici publié sur le site Période
 
Une conférence à écouter, en anglais, au Fusion Art, New-York.
Attention, le son n'est pas très bon, mais suffisant pour ceux qui comprennent bien l'anglais (avec une petite note d'accent italien).
 
Un article en anglais sur le site Bristol radical History Group.

LA BELLE VERTE




La Belle verte

De COLINE SERREAU

Comédie, 1996

Tout le monde n'écrit pas, certain.ne.s vont encore plus loin. Il.elle.s écrivent et en plus il.elle.s filment et mettent en scène, voire ! Il.elle.s composent ! Comment ces personnes peuvent-être à ce point multiscients ? Moi qui si modeste aie déjà tant de mal à écrire une phrase !
La Belle Verte est une histoire formidable sortie non seulement de l'imagination mais aussi de l'esprit critique et observateur de Coline Serreau.
Bien sûr, tout le monde désormais connaît Mila, son voyage sur Terre pour faire connaissance avec ces primitifs que nous sommes qui pratiquent encore l'économie de marché et le carnivorisme. Tout le monde adore ces petits jeux innocents, ces petites moqueries tendres, presque mièvres n'ont pas manqué de dire certains au moment de la sortie du film, les musiciens classiques qui improvisent un jazz-rock iconoclaste, les appels télépathiques les pieds dans l'eau, la « déconnexion » pas toujours très réussie (la réception est parfois trop puissante pour quelques cerveaux). Et puis ces scènes très jolies sur la petite planète, le réveil sous le soleil, les jeux « pour se mettre en forme » très joliment filmés, les travaux ensemble, les cours aux enfants. Tout cela respire la fraîcheur, la bonté, la gentillesse.

Mais La Belle Verte n'est pas juste une jolie petite histoire gentillette et moralisatrice. Elle n'est pas une simple « critique-de-la-société-actuelle » comme on en trouve tant, comme elle n'accuse personne non plus d'ailleurs. Elle montre un processus d'évolution des mondes et des sociétés qui y habitent.
Ainsi comme nous les habitants de la petite planète connurent l'ère industrielle, comme nous ils utilisèrent la monnaie, mangèrent de la viande et crurent un moment aux vertus de la technologie, il n'y a pas de mal à cela. Alors, s'il n'y a pas de mal pourquoi ne pas continuer à profiter du confort d'une technologie enveloppante et rassurante ?
Le chauffage, l'automobile, l'internet, toutes ces choses nous empêchent de souffrir du froid de l'hiver, nous rendent indépendants des distances et des autres et nous ouvrent la communication sur une échelle planétaire. Qu'y a-t-il de mal à cela ?
Pas grand'chose à première vue, comme je le suggérais ci-dessus et beaucoup comme nous le démontre Coline Serreau.
Tout d'abord, est-il possible de vivre en harmonie avec la nature ?
Il semblerait bien que oui. Les Habitants de la petite planète vivent dehors, dorment dehors, se lavent dehors, s'aiment dehors, mais dehors ce n'est jamais que sous le ciel. Leur toit, leurs couvertures, leur protection, c'est le ciel.
Peut-on vivre en harmonie les uns avec les autres ?
Évidemment que l'on peut ! Cependant, il s'agit de gérer les choses avec intelligence et sagesse. Par exemple, ici, la planète étant petite, il est évident que l'on prend garde à ne pas se retrouver dans une situation de surpopulation. Donc tous les ans on planifie le nombre de naissances suivant la récolte, car c'est un nombre d'habitants en harmonie avec les possibilités de la planète qui garantit une vie bienheureuse.
Et harmonie veut aussi dire pas de conflit donc pas de hiérarchie, pas de « chef », la parole de l'un vaut la parole de l'autre, les besoins de chacun sont écoutés et solutionnés. On prend le temps qu'il faut car rien ne presse, nous ne sommes pas dans une situation de recherche de profit et encore moins de rentabilité.
Et puis qui dit respect de la planète dit pas de feu. Hé oui. On n'a pas besoin de se chauffer car la planète est assez petite pour avoir un climat doux et égal partout et on mange cru. Les seuls feux sont pour la forge des couteaux « une fois pas an ». Pourquoi est-ce si important cette histoire de feu ? Sur Terre on prétend que le feu est la plus grande invention de l'Homme, comme une bénédiction, le symbole de la lumière divine même ! Et sur la petite planète on n'en fait jamais, pas même pour se nourrir. Qu'est-ce à dire ?
Le feu en réalité c'est le commencement de la destruction de l'élément vivant sur la Terre. C'est le début de la déforestation, de la pollution au carbone, du pouvoir et de la souffrance. C'est un phénomène que l'on peut facilement observer aujourd'hui. Les lieux où se développèrent les anciennes sociétés humaines se sont désertifiées lentement au fur et à mesure que le bois brûlait dans les cheminées... Ils sont quasiment tous dénudés aujourd'hui.
Bref.
Le végétarisme maintenant. Les habitants de la petite planète ne mangent pas de viande et ne possèdent pas de boucheries bien sûr (« Tiens, mais c'est une exposition de cadavres ! »), ils mangent des haricots, « c'est bon les haricots ». Pourquoi ne pas manger de la viande ? Mais pourquoi en manger quand on peut parfaitement et mieux vivre sans ?!
Vivre mieux c'est aussi vivre sans addiction, alcool, cigarettes, drogues de toutes sortes et de toutes espèces, sans accrochages, sans chaînes. Se sentir libre comme l'air et ouvrir notre esprit à une grande disponibilité pour des capacités autres que le calcul des pertes et profits. La communion, la compréhension, l'entente intrinsèque, la participation entière à l'Accord.
Coline Serreau ne parle pas de spiritualité, c'est normal, la spiritualité est un état d'esprit, pas un dogme. On n'en parle pas, on le vit de l'intérieur justement parce que notre esprit est libéré, autonome et fort.
Au moment de sa sortie le film en 1996, s'est fait assassiné par la critique, ces grands intellectuels supérieurs qui ne supportent pas la remise en question même gentille et drôle de leurs petites habitudes quotidiennes (le végétarisme est encore un sujet qui fâche en France même parmi les groupements écolos!), cependant, 20 ans plus tard, La Belle Verte connaît une deuxième naissance.
20 ans plus tard nous commençons à percevoir les méfaits des excès du néolibéralisme poussé à outrance, nous sommes devant les conséquences outrageuses de la surconsommation des biens et des énergies, de la folie d'un développement de l'agro-alimentaire industrialisé. Nous commençons à subir directement et durement ces conséquences et à ne pas les trouver « normales ».
Pendant ces 20 années au cours desquelles nous avons laissé faire les choses, quelques personnes telles que Coline Serreau et ses amis ont travaillé discrètement mais en profondeur, pour apporter d'autres alternatives. Elles ont expérimenté, elles ont observé, ont réfléchi, agi.
Aujourd'hui la Belle Verte devient envisageable dans l'esprit de beaucoup de gens, déjà ils achètent le CD, regardent avec d'autres yeux et réfléchissent avec un esprit nouveau.
La petite graine pousse doucement.
Un jour elle sera un arbre merveilleux.
Et nous pourrons remercier Coline Serreau d'avoir eu la sagesse de la semer en nous.

La Belle Verte de Coline Serreau

Comédie, 1996

Réalisation, scénario, musique : Coline Serreau
Production : Alain Sarde
Distribution : Coline Serreau, Vincent Lindon, James Thiérrée, Marion Cotillard, etc.





 

  

ALLER PLUS LOIN

https://www.youtube.com/watch?v=ptP4Rk08LJs

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