De Anne Steiner
Aux Éditions l’Échappée
Anne Steiner, maître de conférences au département de sociologie de l'université de Nanterre, travaille sur le mouvement anarchiste individualiste. Elle est l'autrice, avec Loïc Debraye, de RAF, Guérilla urbaine en Europe occidentale, paru aux Éditions l’Échappée.
Fallait-il, ainsi que le fit Anne Steiner, aborder Les En-dehors avec la voix de Rirette Maîtrejean ? Fallait-il se contenter d’une seule voix ?
Ce sont des questions légitimes, même si le choix de l’autrice de Les En-dehors, Anarchistes individualistes et illégalistes de la Belle Époque, semble tout aussi légitime. Pourquoi effectivement ne pas raconter l’histoire de ce groupe d’anarchistes féministes en s’appuyant sur les mémoires, le témoignage, central d’une femme, de cette femme là ?
Mais pourquoi se contenter d’une seule voix quand on sait que Les En-dehors, anarchistes particulièrement individualistes, représentaient un mouvement au sein duquel chaque personne pouvait apporter une notion subtilement différente du reste du groupe ?
Sans doute parce qu’il faut bien commencer quelque part et que le mouvement des En-dehors semble avoir été si peu étudié. Considérons donc cet ouvrage comme une excellente introduction, une manière de faire connaissance avec un groupement d’individus réellement intéressants, ayant une profondeur de pensée peu commune et largement pionniers en toutes sortes de domaines.
Mais d’abord, qui sont les En-dehors ? D’où vient ce terme ?
"Et pour obligé qu'il soit de vivre dans une société dont la constitution répugne à son tempérament, c'est en étranger [que l'individualiste] y campe. En son for intérieur, il est toujours un asocial, un réfractaire, un en-dehors, un en marge, un à côté, un inadapté." E. Armand
On peut regretter que Anne Steiner ne développe pas assez l’origine du mouvement des En-dehors et n’explique pas le sens de son appellation. On regrette surtout qu’elle le limite à un petit groupe d’individus et ne le situe pas dans le mouvement de l’Histoire. Or, tout groupement politique a ses propres racines, il s’alimente, se fonde non pas uniquement sur des griefs personnels (la misère, la faim, la maltraitance) mais surtout sur des observations, parfois scientifiques, des réflexions en évolution. L’anarchie individualiste n’est pas née d’une génération spontanée, elle a derrière elle une longue lutte, une longue recherche de remise en question des fondamentaux des sociétés occidentales, chrétiennes et patriarcales basées uniquement sur la puissance, la force et la valeur marchande (voir l'Histoire mondiale de l’anarchie de Gaetano Manfredonia – chez Textuel éditeur, 2014). Chaque génération a peut-être sa propre manière de lutte, sa propre stratégie toujours remaniée dans un sens proportionnel à l’immense puissance à combattre, chaque génération « requestionne » aussi, bien entendu, les tentatives, les dialogues, les observations de ses prédécesseurs au vu de l’évolution des mœurs, des découvertes scientifiques, archéologiques et sociologiques.
L’anarchie a depuis toujours balancé entre deux types d’intervention : l’évolution des mœurs par la réflexion intellectuelle, d’une part, et d’autre part le sabotage des structures matérielles des institutions en place particulièrement représentatives des systèmes d’oppression et de répression. L’un n’excluant pas l’autre. Il faut cependant mettre un bémol dans ce que l’on a trop tendance à croire sur les anarchistes, ils ne représentent pas particulièrement une population violente et vengeresse, bien au contraire. La plupart de leurs attentats visèrent des structures symboliques ou des personnes particulièrement brutales elles-mêmes.
Un président du conseil, par exemple, qui envoie la gendarmerie à cheval armée de sabres et de fusils contre des manifestants désarmés et non violents, voilà un véritable criminel. Des élus qui votent des lois allant à l’encontre de l’existence des peuples et dans le sens des lobbies industriels, se comportent comme des complices non seulement de l’oppression faite sur ces peuples mais surtout de leur sujétion, de leur abrutissement qui font d’eux des outils de production et de consommation génératrices des richesses toujours plus énormes de ces lobbies. Pour un homme politique tué combien de victimes coupées en morceaux par les sabres des gendarmes à cheval qui ne comparaîtront jamais pour leurs crimes ? Combien de morts dans des guerres décidées et voulues par ces mêmes parlementaires ? Combien de misères intellectuelles et physiques provoquées par les famines, les destructions environnementales causées par les industries du pétrole, des minerais, et de l’agroalimentaire ?
Plus que jamais le message des En-dehors devrait être entendu et compris.
Plus que jamais leur combat devrait être soutenu même si, dans l’instant, il donne l’impression d’apporter du désordre dans cet ordre auquel nous nous sommes habitués.
Malheureusement, un grand mélange à été fait. On a confondu les anarchistes avec certains groupes extrémistes qui ont eux-mêmes provoqué la confusion en se servant de termes, de concepts qu’ils ne comprenaient pas mais qui leur ont permis de justifier leurs propres soifs de crime.
C’est donc cette même confusion peut-être que nous trouvons ici dans ce livre.
Anne Steiner en tant que spécialiste des organisations terroristes s’attache trop à nous convaincre d’un engrenage vers une super-violence en quelque sorte. Pourtant, les « illégalistes » En-dehors n’ont pas grand’ chose à voir avec la RAF (Rote Armee Fraktion, plus connue en français sous l’appellation Fraction Armée Rouge) des années soixante-dix, ils ne posent pas de bombes. Ils font de la fausse monnaie, ils volent, mais ne tuent pas. Le meurtre ne fait pas partie de leur manière d’agir. Pour eux, l’illégalisme est une manière de sortir d’une société esclavagiste, c’est une manière de ne pas obéir à des lois qu’ils estiment injustes et perfides.
La mort viendra par enchaînement de circonstances, par le biais de mauvaises rencontres, par exacerbation des rancœurs dues la plupart du temps au harcèlement policier.
Cette espèce de fascination pour la fin tragique des « illégalistes » représente le piège dans lequel nous ne manquons pas de tomber. Nous sommes attirés par le sensationnalisme irraisonné comme des papillons vers la flamme qui va les consumer. Nous ne comprenons pas ce qui nous fascine, nous ne cherchons pas à comprendre les rouages, les causes, l’origine des choses. Nous nous contentons de plonger dedans afin de vivre un petit moment d’excitation.
Nous passons à côté du vrai sens des choses, baignant alors dans une sorte de brume informe dans laquelle les origines des idées se confondent et se perdent.
C’est ainsi qu’Anne Steiner oublie de nous rappeler que le terme d’Endehors naquit quelques décennies précédemment, et en un seul mot. Effectivement, comme explication, elle cite la phrase posée plus haut d’Emile Armand, un des principaux protagonistes de l’affaire, sans penser à remonter un peu plus avant et nommer l’auteur véritable de l’expression.
Or, c’est en 1891 que Zo d’Axa crée son premier journal qu’il nommera l’Endehors ; et voici comment il se définit dans un de ses articles, Nous :
« Ni d’un parti, ni d’un groupe.
Endehors.
Nous allons – individuels, sans la Foi qui sauve et qui aveugle. Nos dégoûts de la Société n’engendrent pas en nous d’immuables convictions. Nous nous battons pour la joie des batailles et sans rêve d’avenir meilleur. Que nous importent les lendemains qui seront dans des siècles ! Que nous importent les petits neveux ! C’est en dehors de toutes les lois, de toutes les règles, de toutes les théories – même anarchistes – c’est dès l’instant, dès tout de suite, que nous voulons nous laisser aller à nos pitiés, à nos emportements, à nos douceurs, à nos rages, à nos instincts – avec l’orgueil d’être nous-mêmes ».
Tout est dit.
Zo d’Axa, de son vrai nom Alphonse Gallaud de la Pérouse (descendant du fameux navigateur), naquit à Paris en 1854 et fut peut-être le chaînon qui relia les révolutionnaires de la Commune de Paris aux individualistes des années 1900/1910. Il ne se revendique pas anarchiste, juste individualiste, il ne se revendique d’aucun groupe, il est un observateur critique, pointu, de cette société capitaliste en action qui dévore et abrutit le peuple misérable aussi bien physiquement que psychiquement. Cette revendication en tant qu’individualiste est importante puisque c’est ce terme précisément qu’utiliseront aussi les En-dehors pour se définir eux-mêmes afin de se démarquer des anarcho-socialistes aux conceptions plus conformistes.
Zo d’Axa défend les victimes de la misère tout en dénonçant leur naïveté, « l’imbécillité » qui l’accompagne trop souvent. Il sera sans doute une sorte de modèle pour cette prochaine génération qui se prépare lorsqu’il publie sa première revue, mais il ne théorisera ni ne cherchera à expérimenter d’autres formes de sociétés.
Ceci reviendra aux « jeunes générations », à ces jeunes gens et jeunes femmes directement sortis du peuple et qui ayant initié un semblant d’éducation culturelle par le biais de l’école laïque récemment obligatoire pour tous, aspirent à et espèrent un monde nouveau. Car cette nouvelle génération a appris à écrire et lire et cela, surtout à cette époque, ouvre à l’enfant toutes sortes d’informations, histoire et sciences, politique et débats philosophiques ou religieux. Dans les années 1890/1900, on s’investit très jeune puisque l’on travaille très jeune.
Une personne d’une vingtaine d’année a souvent une longue carrière derrière elle et donc, parfois, une réelle maturité politique.
Cette maturité alliée à cette toute nouvelle éducation, aussi succincte soit-elle, engendre une jeunesse curieuse, ouverte, vive, critique et enthousiaste.
Elle se rend compte des précédents, des expériences passées qui firent, malgré tout, avancer la situation des populations ouvrières et agricoles. L’engagement et le massacre des communards de l’année 1871 reste très proche. Louise Michel est toujours très active et a créé, alors que cette nouvelle génération naissait au monde, le drapeau noir en signe de deuil pour les morts de la Commune.
Tout est en place.
Ils ont la culture, ils ont les références historiques, ils ont le vécu personnel de l’injustice réelle, une injustice si profonde, si scandaleuse, qu’ils refuseront absolument de trimer tels des esclaves misérables ni même de se battre pour une éventuelle et incertaine amélioration des conditions de vie « plus tard ». Ils veulent vivre aujourd’hui. Ils veulent aujourd’hui sortir de cet engrenage qui les condamne aux travaux forcés à vie (avant la loi du trente mars 1900, l’ouvrier.e travaillait plus de 12 heures par jour, samedi compris pour un salaire horaire moyen de 30 centimes ! – Guichet du savoir – la loi du 30 mars en question ramena à 11 heures le temps journalier de travail).
Ils veulent sortir du « système ».
Ne pas obéir aux lois imposées par le Capitalisme grandissant.
Se garantir un minimum de maitrise sur leur choix d’existence.
Ne pas se contenter d’être des pions jetables au service des puissants.
Les Universités populaires :
La plupart des futurs En-dehors viennent de province à Paris, attirés par les diverses actions menées par certains intellectuels militants, de gauche généralement, et chassés par la misère grandissante de leurs proches, de leurs parents. Ils font alors la connaissance avec les Universités populaires créées par Georges Deherme, anarchiste, et Gabriel Séailles, professeur de philosophie et dreyfusard.
Ainsi, en 1905 plus de 200 universités, aux noms divers, auront vu le jour, engendrant un phénomène jamais vu jusqu’ici d’un incroyable bouillonnement d’idées, d’explorations, de discutions, ayant un seul but « mettre la culture à la portée de ceux qui n’y ont pas accès ».
Ce sont plusieurs milliers d’auditeurs des milieux populaires qui, chaque soir, assistent aux cours après leurs longues journées de travail.
On y aborde les sciences, l’histoire, la littérature, la philosophie, bref toutes les matières enseignées à la Sorbonne et dans toutes les universités de France et de Navarre. Certaines iront un peu plus loin et finiront par aboutir à des échanges franchement philosophiques voire complètement politiques avec une tentative de réflexion sur les aspects des conditions de vies des ouvrier.e.s contemporaines.
En 1902, Paraf-Javal a créé les « causeries populaires » à la cité d’Angoulême et est rejoint rapidement par son ami Albert Libertad. C’est à ces causeries qu’assistera Rirette Maîtrejean et ses futurs amis du groupe des En-dehors. Les femmes y sont nombreuses, jeunes et libres d’allure, les hommes y sont sains et vifs, et Libertad fascine la plupart de ses auditeurs. Ses propos touchent juste, il sait de quoi il parle quand il parle d’injustice et met en avant l’absurdité d’une société essentiellement basée sur le profit immédiat, l’exploitation humaine et la destruction de l’environnement naturel.
Mais les individualistes, les En-dehors, même s’ils dénoncent l’exploitation des ouvriers et les conditions misérables dans lesquelles la société capitaliste les plonge refusent le recours au misérabilisme, à la victimisation de ces ouvriers exploités et ne défendent pas ceux qui sous couvert de lutte des classes, de tentatives d’amélioration des conditions de travail, ne font que permettre une continuation de cette exploitation d’une manière plus efficace.
De l’avis des individualistes, le droit de vote dit universel lui-même n’est qu’un leurre « qui ne permet en aucun cas aux électeurs de remettre en cause la domination et l'exploitation, mais seulement d'en définir les modalités, et donc de les légitimer. Le mythe de l'égalité politique a pour première fonction, […] d'émousser la combativité des opprimés. » (A. Steiner)
Libertad usera maintes fois du syllogisme suivant :
"Notre ennemi, c'est notre maître, or, l'électeur est notre maître ; donc, l'électeur, voilà l'ennemi !"
Les jeunes gens sont enthousiastes devant de telles paroles qui donnent priorité à l’évolution de la conscience individuelle immédiate, ils ne vivent pas d’espérances révolutionnaires, ils n’attendent pas un hypothétique changement social, perspective qui permet aux anarchistes communistes et socialistes de vivre de manière conformiste en attendant que... Ce qu’ils prônent eux, les individualistes, c’est de se libérer des contraintes engendrées par les préjugés, les habitudes, les lois et les servitudes économiques. Pour eux « seule l'émergence d'individualités conscientes ouvrira la voie à une transformation sociale » (A. Steiner).
Mais ce qui importe le plus à Rirette Maîtrejean particulièrement, est cette présence des femmes dans ces réunions, chez les individualistes. Elles participent comme nulle par ailleurs, elles discutent et interviennent sans complexe… Ce qu’elle n’a trouvé dans aucun autre regroupement : « Chez les communistes, la femme est réduite à un tel rôle qu'on ne cause jamais avec elle, même avant » écrira-t-elle un jour.
Bien sûr, il ne faut pas se leurrer, plus tard, dans les communautés, à la rédaction même du journal l’anarchie, les femmes resteront cantonnées au ménage et cuisine quand les hommes se préoccuperont de l’organisation intellectuelle et proprement politique du mouvement. Seule Rirette Maîtrejean saura échapper à cette délimitation du rôle des genres. Délimitation causée sûrement plus par les vieilles habitudes devenues inconscientes que par une volonté réelle mais qui démontre bien la force de l’influence de l’environnement social même dans un groupement d’individus fortement motivés et conscients des changements à réaliser afin de faire évoluer les mœurs et les mentalités.
Le respect envers la femme ;
Autre positionnement très important chez les En-dehors, la notion de maîtrise de la procréation de la femme par la femme. En effet, les Individualistes militent ouvertement pour la contraception et le droit à l’avortement, ce qui est fortement interdit à cette époque et est passible d’emprisonnement. Ils se sont rendu compte depuis longtemps que les femmes sont généralement plus les victimes de leur fécondité que les bénéficiaires. Obligées de subvenir aux besoins d’enfants que, la plupart du temps, elles n’ont pas désirés et dont elles n’ont pas su empêcher la naissance, elles se retrouvent bien souvent dans des situations miséreuses qui les mènent à se vendre corps et âme au premier emploi rencontré, même le pire. Les enfants nés dans de telles circonstances ne peuvent rendre des individus heureux, encore moins accomplis. Ils finiront comme leurs parents, zombis traînant leurs loques la nuit, du bouge qui leur tient lieu d’habitation à l’atelier d’où ils ne verront jamais la lumière du jour.
Il est pour les En-dehors primordial que les hommes prennent en compte leur responsabilités face à la procréation et sachent maîtriser leurs actes. C’est faire montre d’évolution (de conscience) que de poser une attention particulière à cela car, suivant les mots d’Émile Armand lui-même : « Tout individu respectueux de la personnalité de la femme qui se donne à lui agirait comme un inconscient ou un autoritaire s'il n'indiquait pas à cette dernière qu'il est des procédés mécaniques destinés à empêcher la maternité non désirée. »
L’amour libre certes, mais l’amour conscient avant tout.
Il n’est pas question ici d’empêcher les générations, il est question de faire des enfants heureux que l’on peut éduquer en toute dignité, en leur donnant toutes les chances de se développer harmonieusement aussi bien physiquement qu’intellectuellement.
C’est cette volonté là qui poussera les individualistes à créer des écoles expérimentales …
La Ruche,
« La Ruche est une œuvre de solidarité et d’éducation. Par la vie au grand air, par un régime régulier, l’hygiène, la propreté, la promenade, les sports et le mouvement, nous formons des êtres sains, vigoureux et beaux. » Sébastien Faure.
« L’école chrétienne, c’est l’école du passé, organisée par l’Église et pour elle ; l’école laïque, c’est l’école du présent, organisée par l’État, et pour lui ; La Ruche, c’est l’école de l’avenir, l’école tout court, organisée pour l’enfant afin que cessant d’être le bien, la chose, la propriété de la religion ou de l’État, il s’appartienne à lui-même et trouve à l’école le pain, le savoir et la tendresse dont ont besoin son corps, son cerveau et son cœur. » Sébastien Faure.
La Ruche fut fondée en 1904 par Sébastien Faure, militant anarchiste issu d’une famille bourgeoise et traditionaliste, s’inspirant d’autres expériences d’éducation libertaires telles que l’Orphelinat de Cempuis créé par Paul Robin et l’École Moderne (Escuela Moderna) née en 1901 à Barcelone dont le père fondateur n’est autre que Francisco Ferrer.
A plusieurs reprises Rirette Maîtrejean a rencontré les élèves de La Ruche. A chaque fois elle n’a pu que constater la différence entre eux et les enfants des faubourgs parisiens. Les premiers sont vigoureux, en bonne santé, souriants, les seconds sont maigres, mal vêtus, sales et ont déjà cet air égaré qui ne quitte pas le regard de leurs pourtant si jeunes parents.
Il n’est pas question uniquement ici de construire un avenir meilleur en éduquant les enfants de manière à ce qu’ils deviennent des adultes accomplis, nous l’avons vu déjà, ce genre de perspective n’intéresse pas les individualistes, il s’agit d’apporter immédiatement à l’enfance miséreuse un soulagement, un réconfort qu’elle ne peut trouver dans les structures existantes.
L’éducation de l’enfance, comme le revendique Sébastien Faure, doit servir à l’enfant et non pas à ceux qui organisent l’éducation. Elle doit être gratuite aussi bien en termes financiers qu’en termes spirituels. Ne pas chercher à faire de l’enfant un adulte obéissant, un doux soldat qui se battra pour une cause qui le dépasse et ne le concerne pas tant que ça (nationalisme, religion, idéal, etc.). Le sortir surtout de cet espère d’impondérable qui fait de lui un dominé exploité par héritage quels soient ses qualités individuelles, physiques, morales et intellectuelles.
Initiative incroyable, les adultes enseignants sont bénévoles et les trois-quarts des besoins financiers et matériels sont couverts par les gains des conférences données par Sébastien Faure lui-même, le reste étant assuré par le travail des enfants au sein des ateliers d’apprentissage (couture, menuiserie, imprimerie, agriculture, spectacles, etc.).
Ainsi chaque personne, du créateur à l’élève, se trouve impliquée dans le fonctionnement de l’école, connaît la raison de l’effort à fournir, et l’importance cruciale de son indépendance.
L’indépendance, justement.
Comment sortir de la société, comment vivre hors d’elle quand on doit payer son loyer, manger et s’habiller ? Comment être un vrai En-dehors pour ne rien devoir à la société et trouver sa vraie liberté ?
Comment accepter de vivre dans une société que l’on rejette si profondément ?
Chacun à sa manière va tenter de trouver sa solution. Généralement on cherche un travail indépendant, on ouvre un petit commerce, un petit atelier artisanal, on fait des petits boulots. Beaucoup travaillent dans l’édition de journaux, de revues, de livres ; typographes, correcteurs, etc.
Mais être indépendant vis à vis d’un système qui ne fonctionne que sur la production et la consommation des biens c’est d’abord sortir du processus de consommation. Donc ne pas consommer ce dont on n’a pas besoin. On a besoin de s’habiller certes, mais on n’est pas obligé de s’acheter des vêtements de luxe et encore moins de vêtements contraignants qui vont limiter le mouvement du corps et oppresser la respiration. C’est ainsi qu’échapper à la consommation exagérée de biens inutiles revient à libérer le corps des oripeaux sociaux qui le couvrent comme autant de dures carapaces. Plus de corsets ni de foulards ou de chapeau pour les dames, pas de costumes ni de coupes de cheveux obligatoires pour les hommes.
On épure l’extérieur comme on épure l’intérieur, la viande considérée en tant que produit de luxe est elle aussi proscrite, tout comme le sel, le thé et le café, les drogues et les médicaments chimiques. Là encore la libération procède de la volonté d’indépendance face au système. Le corps se débarrasse et s’assainit. Pour les En-dehors il est important de se constituer un corps en bonne santé, beau et souple, on pratique le sport, la marche, la natation même.
Tous les dimanches on sort de Paris, on se promène en campagne lors de sorties champêtres au cours desquelles bien sûr on échange et l’on rit.
Mais revenons au végétarisme.
La pratique du végétarisme est, à mon avis, un point crucial de la pensée anarchiste individualiste et il est assez regrettable qu’elle ne soit pas assez comprise par Anne Steiner qui suit peut-être un peu trop l’opinion de Rirette Maîtrejean et de Victor Kibaltchiche, dit Le Rétif, dit Victor Serge, sans approfondir le sujet.
Anne Steiner n’est pas la seule à avoir survolé cet aspect pourtant primordial, la plupart des commentateurs ne développent pas ce point de vu, voire l’ignorent totalement comme s’il ne représentait qu’un détail futile. Comme s’il ne valait rien d’autre qu’une sorte de petit caprice dérisoire. Et il est assez difficile d’accéder à une bonne documentation à ce sujet, les brochures, revues et textes n’ayant jamais été réédités.
Pourtant si l’on se penche un peu sur la question, si l’on se donne la peine de s’interroger sur ce petit détail on s’aperçoit très vite à quel point le végétarisme faisait partie dès le début des incontournables individualistes.
Au commencement était Tolstoï.
Né comte Lev Nikolaïevitch Tolstoï le 9 novembre 1828 à Iasnaïa Polana en Russie, entame après diverses aventures soldatesques et diplomatiques une intense quête spirituelle dès 1870 qui le mènera à une réflexion anarcho-spirituelle et individualiste profonde. Quête qu’il exposera dans ses diverses œuvres littéraires telles que Le Royaume de Dieu est en vous – 1893, Le Père Serge – 1911. Ces œuvres auront un grand retentissement et influenceront beaucoup de grandes personnalités à la recherche d’une alternative au monde patriarcal, chrétien et « blanc » et principalement le Mahatma Gandhi avec lequel Tolstoï échangera une longue correspondance épistolaire.
Le premier mouvement de Tolstoï consiste d’abord à dénoncer le christianisme tel qu’il est devenu, un moyen de tromper et de manipuler les foules et les monarques, les anonymes et les puissants par l’entremise de textes confus, d’une éthique inaccessible et d’une autorité indiscutable. Ainsi, : « "L'objet de toute la théologie est d'empêcher de comprendre, " par une déformation du sens et des mots des Écritures ; l'élaboration de dogmes et l'invention des sacrements (communion, confession, baptême, mariage, etc.) sert seulement "pour le bénéfice matériel de l’Église" ; les récits bibliques de la création et du pêché originel sont des mythes ; le dogme de la divinité du Christ une interprétation grossière de l'expression 'Fils de Dieu' ; l'immaculée conception et l'Eucharistie des "délires" ; la Trinité, '3 = 1', une absurdité, et la Rédemption contredite par tous les faits qui montrent des hommes souffrants et méchants. Les dogmes sont difficiles ou impossibles à comprendre et leurs fruits sont mauvais ("envie, haine, exécutions, bannissements, meurtre des femmes et des enfants, bûchers et tortures"), tandis que la morale est claire pour tout le monde et ses fruits sont bons ("fournir de la nourriture... tout ce qui est joyeux, réconfortant, et qui nous sert de balise dans notre histoire"). Ainsi toute personnes disant croire à la doctrine chrétienne doit choisir : "le Credo ou le Sermon sur la Montagne". » (Wikipedia)
Pour Tolstoï se pose alors une nouvelle question à laquelle il n’avait sûrement pas pensé en entamant sa quête : le principe primordial de toute religion chrétienne, même anarchiste, reste la charité envers autrui, l’amour pour tous. Mais l’amour pour être universel peut-il se contenter de se porter sur nos semblables humains ? Ne doit-il pas embrasser toute la création de Dieu ?
C’est donc en 1885 que Léon Tolstoï adopte le régime végétarien. Il préconise alors le « pacifisme végétarien » et prône le respect de la vie sous toutes ses formes, même les plus insignifiantes. Tuer les animaux revient à réprimer « inutilement en [soi]-même la plus haute aptitude spirituelle – la sympathie et la pitié envers les créatures vivantes comme [nous] – et violant [nos] propres sentiments, [nous devenons] cruels ». C’est ainsi que la consommation de chair animale est « absolument immorale, puisqu’elle implique un acte contraire à la morale : la mise à mort. » (d’après Wikipedia – The moral of died or the first step, 1900; Writting on Civil Disobedience and Nonviolence, 1987)
Cependant, il n’est pas nécessaire de chercher uniquement dans le mouvement anarcho-spirituel le principe de végétarisme, très vite les individualistes, les En-dehors, adopteront cette position primordiale à leurs yeux. Ainsi, Sébastien Faure lui-même au sein de son école expérimentale conseillera le régime végétarien et introduira dans son Encyclopédie Anarchiste quelques articles abordant le végétarisme, le végétalisme, le frugivorisme, voire le crudivorisme et consultera quelques éminents hommes de science, docteurs en médecines, biologistes, etc., afin de comprendre les conséquences d’une alimentation carnée sur l’organisme humain.
Être végétarien n’est donc plus uniquement une affaire de morale chrétienne mais aussi de bonne santé. On sait, même si on continue à le nier encore aujourd’hui, que le régime carnivore ne correspond pas au système digestif humain et qu’il a des conséquences désastreuses sur notre organisme et influe même négativement sur nos comportements.
"Les enfants qui vivent sous nos yeux n'ont-ils pas conservé un goût très vif pour les fruits de toutes sortes, alors qu'ils éprouvent souvent de la répugnance pour les viandes ? Il y a là une indication précieuse, car c'est l'instinct naturel (trop souvent faussé de nos jours) qui nous la fournit.
Pour nous, libertaires, a priori, nos sympathies vont au frugivorisme. Il évoque la vie au grand air, en liberté, au soleil. Il nous fait rêver d'harmonie fraternelle et de cadres verdoyants. Sa réalisation s'accompagne de joies, de paix, d'amour, tandis que le carnivorisme rend nécessaire de répugnantes tueries, des 'abattoirs' nauséabonds et entretient au cœur de l'homme l'instinct de la destruction sanguinaire."
Encyclopédie Anarchiste, art. Frugivore.
L’article de l’Encyclopédie Anarchiste sur le végétarisme est toujours d’actualité malgré une approche qui aujourd’hui peut nous paraître surannée.
Pourquoi, malgré toutes ces recherches, toutes ces preuves, restons-nous à ce point carnivores, pourquoi déployons-nous de si incroyables efforts d’ingéniosité pour nous investir toujours plus profondément dans ce carnivorisme qui nous rend tellement malade ???
La réponse se trouve dans la troisième raison qui est à l’origine du positionnement de la plus jeune génération des anarchistes individualistes, celle qui nous préoccupe ici.
C’est avec Sophia Zaïkowska et George Butaud que cet autre principe va s’imposer. C’est d’ailleurs Sophia Zaïkowska qui rédigera l’article Végétalisme de l’Encyclopédie Anarchiste de Sébastien Faure.
Ils sont surtout tous deux les auteurs de divers journaux et brochures expliquant pourquoi, quand et comment devenir végétariens et créèrent diverses communautés et restaurants dans ou autour de Paris dans lesquels ils proposèrent l’expérience du végétarisme.
"Une des tendances de l'individualiste est de supprimer les besoins factices, de rendre plus simple, moins onéreux, de rejeter tout ce qui n'est pas nécessaire, de faire que l'individu s'enrichit parce qu'il a moins à dépenser journellement pour entretenir son corps sain. Tous les bandits ou complices ou comparses arrêtés, tous pour ainsi dire, étaient abstinents, végétariens, vivaient de peu ; tous les individualistes se caractérisent par une vie frugale et simple, aussi sont-ils moins prêts à trahir que les autres qui ont plus d'appétits [...]. Or, nous, individualistes, sommes représentés comme des gens hâves et pâles, vivant avec trente sous par jour." G. Butaud.
"L'individualiste éclairé pratiquant le végétalisme transforme le milieu en se transformant lui-même... Sois végétalien ! Libère toi !" Ecrira-t-il encore.
Ainsi, le végétarisme et, mieux, le végétalisme forment un moyen très puissant d’indépendance, de lutte, de libéralisation de l’individu humain face à la machine impersonnelle et dévorante du système capitaliste de la société dans laquelle nous sommes forcés à survivre.
« Le régime végétarien est séduisant, éthique, esthétique, même socialement incontestablement libérateur par ses conséquences, car il permet à l’individu de vivre en Robinson à l’écart de la vie des civilisés ou soutenir la lutte avec le capitalisme plus longtemps, par exemple dans les cas d’une grève, etc. » Sophia Zaïkowska.
Vivre en Robinson, c’est s’octroyer ici et maintenant le droit à la liberté. Non pas une liberté superficielle de plaisirs égoïstes chantée par les fêtards en tous genres, mais une liberté réelle par laquelle chacun devient responsable de son existence propre et de celle du monde. Une existence intense faite d’expériences et de réflexions allant dans le sens d’une évolution intérieure, pratique, intellectuelle et peut-être, pourquoi pas, spirituelle. C’est aussi une existence vraie, au plus proche d’une réalité naturelle, en phase avec la Terre, la nature, les saisons, la Vie telle qu’elle aurait du être si l’appât du gain, l’égoïsme, la recherche du profit personnel, l’emprise du capitalisme sur les moindres détails de nos sociétés modernes ne nous avaient extirpés violemment, n’avaient rayé quasiment irrémédiablement de nos mémoires la connaissance de la véritable origine de notre naissance.
C’est cela qu’avaient compris les anarchistes individualistes, les En-dehors, et c’est cela que n’ont pu percevoir malheureusement Rirette Maitrejean, Victor Serge, Anne Steiner et les anarchistes modernes, trop engoncés dans des discours politiques d’une « gauche » partielle, trop dévoyés, déjà, par un système qui s’emploie depuis de nombreuses années à déformer les bases mêmes de leur propre discours. Pourtant, aujourd’hui où la société capitaliste néolibérale est devenue si absurde, si infatuée de ses concepts de plus en plus virtuels, déconnectés de la vie biologique et organique, fascinée qu’elle est par ses créations artificielles, ses machines, ses mondes « 3D », ses fortunes empressées et abstraites, il est plus que temps de sortir la tête de toute cette masse de fiction.
Suivons leur exemple, ouvrons nos fenêtres, sortons le dimanche prendre contact avec le monde réel, sentir la vie des arbres, communiquer avec la bonté d’un animal sauvage, respecter notre véritable nature profonde. Ressourçons-nous et reprenons la maîtrise de nos choix existentiels, libérons-nous de tout ce qui nous cache, nous éloigne de notre Paradis originel.
Il y aurait encore beaucoup d’autres choses à rajouter à propos de ce mouvement pionnier et visionnaire qui fut évidemment non seulement décrié avec force mais complètement incompris de la part même de ceux qui supposent en être les continuateurs. On peut dire alors que les puissants, les gouvernements oppressifs et les chefs des divers systèmes de propagande capitalistes soudoyés par les lobbies de finances internationaux ont presque réussi leur mission : gommer à jamais de nos esprits les différentes alternatives possibles de pensées. Il n’est pas totalement inéluctable de nous contenter de rester des maillons de leurs systèmes ; nous pouvons sortir de cette voie unique qui nous impose de ne vivre qu’en tant que consommateur-consommé.
Une autre vie est possible, le but de ce site est de démontrer que nous pouvons non seulement trouver des références historiques d’autres tentatives d’existence mais aussi de déployer notre imagination pour que ces autres existences possibles deviennent réelles et puissent s’imposer au-delà de la puissance du capitalisme international limitatif. C’est donc dans ce but que j’inclus ce livre Les En-dehors, Anarchiste individualistes et illégalistes de la Belle Epoque, ici et que je remercie Anne Steiner de l’avoir écrit malgré qu’elle me semble passer à côté de beaucoup trop d’éléments essentiels.
LES EN-DEHORS,
Anarchistes individualistes et illégalistes de la Belle Époque
De Anne Steiner,
Aux Editions de l'Echappée, Collection Dans le Feu de l'Action, 2008.
254 pages.
ALLER PLUS LOIN
Anne Steiner :
Sur Radio Libertaire :
Les anarchistes, corpus individualistes - Anne Steiner (Dictionnaire biographique Maitron)
Sur le site Le Comptoir.org :
Anne Steiner : « Il faut faire la grève générale de la consommation »
Les militantes anarchistes individualistes : des femmes libres à la Belle Époque, un article de Anne steiner
l’anarchie,
quelques exemplaires de la revue sur le site Galica de la BNF, en cherchant bien vous trouverez aussi quelques exemplaires de la revue L’Endehors de Zo d’Axa ainsi que La Feuille, du même auteur.
Apache-Édition
propose et édite quelques textes sous forme de brochures à partager sans modération.
La Marche de l’Histoire sur France Inter,
les Anarchistes et l’écologie où l’on parle de Georges Butaud, Sophia Zaïkowska et de Louis Rimbaud.
Fragments d’Histoire de la Gauche radicale,
Naturiens, Végétariens, Végétaliens, et Crudivégétariens (1885-1935). Malheureusement les textes sur ces thèmes ne sont pas encore édités, mais nous espérons que l’auteur du site les publiera sous peu, cependant vous trouverez ici une mine d’or incontournable et un formidable travail de synthèse sur les mouvements anarchistes.
Pour un complément d'informations à propos des tentatives de vie communautaire, ce petit livre édité aux Éditions libertaires vous permettra de mieux comprendre le point de vue des végétaliens :
Expériences de vie communautaire anarchiste en France,
le milieu libre de Vaux (Aisne) 1902-1907 et la colonie naturiste et végétalienne de Bascon (Aisne) 1911-1951
de Tony Legendre
Aux Editions Libertaires, 2006
164 pages